COLLOQUE
L'ASSOCIATION QUÉBÉCOISE DE DROIT COMPARÉ
Le droit comparé parmi les écoles de pensée aujourd'hui
Michel Morin, professeur titulaire
Faculté de droit de l'Université d'Ottawa
Le 6 avril 2001
Château Bonne-Entente, Québec
Fort heureusement pour moi, des articles portant sur l'avenir du droit comparé ont été publiés en 1998 dans l'American Journal of Comparative Law et en 1999 dans la Revue internationale de droit comparé; ils ont confirmé certaines de mes intuitions. Celles-ci peuvent s'articuler autour de deux idées: tout d'abord, au cours du XXe siècle, le droit comparé n'a pas atteint certains des objectifs qu'il s'était lui-même fixé. Ensuite, depuis une dizaine d'années, les perspectives nouvelles issues des sciences sociales cherchent à atteindre des buts similaires. Il en résulte une concurrence féroce dans un milieu où il est de plus en plus difficile de se livrer à des activités d'enseignement ou de recherche qui ne sont pas directement rattachées au droit national. Je vais donc traiter successivement de ces deux points, de manière assez impressionniste.
Les promesses non remplies
En 1900, lors du premier Congrès international de droit comparé, Raymond Saleilles et Édouard Lambert ont une conception assez utilitaire du droit comparé. Pour eux, celui-ci doit permettre aux juristes nationaux (entendez français) de découvrir la solution la plus appropriée à un problème donné. Cette approche suppose toutefois que les systèmes comparés soient semblables. Pour ces auteurs, cela signifie qu'il faut restreindre le champ d'investigation aux seuls pays de droit codifié! Il est d'ailleurs significatif qu'au XIXe siècle, les juristes français se soient intéressés à la législation comparée plutôt qu'au droit comparé. Au cours du siècle suivant les pays de common law ont intégré le cercle des systèmes dignes d'être examinés. En général, il n'en allait pas de même des autres cultures. Jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale, les peuples qui n'avaient pas adopté un système de gouvernement occidental n'étaient pas considérés comme suffisamment civilisés pour faire partie de la Société des Nations. Le plus souvent ils avaient été colonisés purement et simplement par des pays européens...
Après 1945, l'existence du bloc de l'Est va faire apparaître une nouvelle justification du droit comparé, celle de favoriser la paix mondiale. Dans ce contexte, l'étude du droit soviétique ou du système des pays socialiste connaît une certaine popularité, notamment aux États-Unis ou en Belgique. Puis la décolonisation force un nouvel élargissement des perspectives. En 1964, lorsque René David publie la première édition des Grands systèmes de droit contemporains, il distingue clairement les systèmes nationaux et les autres sources de droit. Pour lui, le système juridique d'un pays est doté d'un vocabulaire, de concepts, de catégories, de techniques de formulation et d'interprétation particuliers; en outre, il est le produit d'une certaine conception de l'ordre social. Comme on le sait, cet auteur regroupe les droits ou systèmes nationaux en trois grandes familles, la romano-germanique, celle de common law et, en 1964, celle des droits socialistes. Mais il adopte une approche différente pour les droits musulman, de l'Inde, de l'Extrême-Orient, de l'Afrique et de Madagascar. Il leur consacre la quatrième et dernière partie de son ouvrage, qu'il intitule «Autres conceptions de l'ordre social et du droit». Dans son esprit, la notion de système juridique semble donc propre à la culture occidentale, même si les développements qu'il consacre à l'Afrique apparaissent remarquables pour leur époque. Je pense ici à sa description des caractéristiques fondamentales de la coutume ou du processus d'acculturation qui a débuté pendant la période coloniale et s'est poursuivi après l'indépendance. Dans ce contexte, les sources écrites du droit constituent bien souvent un paravent derrière lequel se dissimulent les véritables règles de fonctionnement de la société.
Pour revenir aux objectifs du droit comparé, René David croit que l'étude des systèmes étrangers permet au juriste de mieux comprendre les présupposés et les dogmes de son propre droit. En outre, les connaissances ainsi acquises peuvent permettre aux praticiens de mieux communiquer avec les juristes des autres pays. On peut se demander si cette ambition est réaliste: combien d'avocats lisent un ouvrage de droit comparé avant de se rendre dans un autre pays ou même avant de communiquer avec leurs confrères étrangers? Au XXe siècle, certains comparatistes ont également poursuivi un autre objectif, celui de favoriser l'harmonisation ou l'uniformalisation du droit. Même si certains résultats ont été obtenus en ce domaine, ils couvrent une part assez modeste des règles étatiques. Il y a déjà lontemps que la volonté d'éliminer ou de réduire l'importance des différences nationales ne constitue plus une justification du droit comparé. Il ne reste plus guère que les affaires de droit international privé pour lui fournir une application utilitaire. Aux États-Unis, les deux disciplines sont d'ailleurs perçues comme complémentaires voire voisines...
Dans l'ensemble, les études de droit comparé n'ont pas débordé le cadre étroit des objectifs utilitaires décrits ci-dessus. Même dans les revues de droit comparé, peu d'articles procèdent à une véritable comparaison, par opposition à la présentation des règles d'un seul pays. La mise en parallèle de deux ou de plusieurs systèmes débouche encore plus rarement sur des conclusions générales transposables dans un autre contexte. Bien que la production doctrinale soit assez abondante, elle crée un ensemble de connaissances parcellaires qui ne s'inscrivent pas dans une problématique d'ensemble. Les colloques thématiques ne font pas véritablement exception à la règle. En effet, ils réunissent des spécialistes qui présentent les règles de leur propre pays; un rapporteur se charge par la suite d'analyser les contributions nationales en se souciant rarement de les replacer dans leur contexte d'origine. Bref le droit comparé est davantage un forum pour la diffusion d'informations sur les droits étrangers qu'un champ de réflexion sur l'adéquation du droit à la réalité sociale. Il est vrai que depuis une dizaine d'années, la situation s'est considérablement modifiée: nous y reviendrons en conclusion.
L'approche strictement descriptive des systèmes étrangers peut également avoir certains effets pervers. Pour préserver leurs sources d'informations, les comparistes doivent renoncer à porter des jugements de valeur. En effet, ils ne peuvent se permettre de menacer la sécurité de leurs interlocuteurs nationaux en dénonçant certains aspects du régime au sein duquel ceux-ci oeuvrent. Ainsi, George P. Fletcher raconte que dans les années soixante et soixante-dix, parmi les professeurs s'intéressant au droit soviétique, il fut le seul à lutter pour la libération de prisonniers condamnés pour sionisme. Les comparatises Harold Berman et John Hazard refusèrent d'intervenir. Pour leur part, les professeurs Alan Dershowitz et Irwin Cotler, spécialistes des droits de la personne plutôt que du droit comparé, participaient activement à la campagne en faveur de ces individus; très rapidement, le visa d'entrée en Union Soviétique leur fut refusé.
De nos jours, on pourrait s'attendre à ce que l'augmentation des transactions internationales rende le droit comparé plus attrayant pour les juristes. Les professeurs Mathias Reinman et Ugo Mattei soutiennent qu'il n'en est rien. Le second n'hésite pas à écrire que la «mondialisation» est synonyme d'américanisation. Dans la mesure où elle contribue à l'élimination des différences, que ce soit au moyen d'instruments régionaux ou internationaux ou encore par des dispositions contractuelles, elle n'encourage pas les juristes américains à se familiariser avec d'autres cultures juridiques. L'engouement des étudiants américains pour les cours de droit international ou pour ceux qui portent sur les accords d'intégration économique ne bénéficie donc pas forcément au droit comparé. À l'inverse, en Europe, l'élargissement de l'Union européenne semble avoir grandement rehaussé le prestige de cette discipline.
Après cette brève présentation du rôle et des objectifs du droit comparé, il faut examiner les écoles de pensée qui partagent des objectifs que celui-ci semble avoir délaissé depuis longtemps.
La concurrence des autres perspectives
Quelles sont donc ces disciplines qui font concurrence au droit comparé? On peut penser à l'histoire, à la philosophie, à la sociologie, à l'anthropologie, à l'analyse économique ou féministe ou, pour employer un terme plus générique, à la théorie juridique. Il convient tout d'abord de souligner que le droit comparé demeure exclusivement une affaire de juristes. Cela explique la grande parenté entre le droit comparé et l'histoire du droit: longtemps, celle-ci est également demeurée la chasse gardée des professeurs de droit. En outre, ces deux disciplines ont acquis assez tôt leurs lettres de noblesses au sein des facultés de droit européennes. La remarque a été faite souvent: le droit comparé est à l'histoire du droit ce que la géographie est à l'histoire: pour reprendre l'excellente formule de Jacques Vanderlinden, «la comparaison et l'histoire constituent respectivement la projection dans l'espace et le temps du regard sur l'Autre». Dans les deux cas cette exploration nous confronte rapidement à des sociétés dont les valeurs sont très différentes des nôtres. En ce qui concerne la philosophie du droit, je dirais que si elle a un statut ancien et respectable en Europe, c'est peut-être parce qu'elle a renoncé à fournir des solutions aux juristes pour se contenter de les accompagner dans leur réflexion.
Les perspectives qui ont acquis droit de cité plus récemment dans les facultés de droit sont toutes issues des sciences sociales ou humaines. Par le fait même, elles exigent en principe une certaine connaissance d'une autre discipline. À des degrés divers, elles prétendent pouvoir déterminer quelles règles sont les mieux adaptées aux besoins de la société; c'est particulièrement le cas de l'analyse économique du droit. De ce point de vue elles reprennent le flambeau que le droit comparé a plus ou moins laissé tombé. D'autres écoles de pensée tendent plutôt à montrer que le droit en vigueur n'atteint pas ses objectifs ou provoque un sentiment d'aliénation ou d'oppression. Enfin, l'anthropologie et la sociologie juridiques accordent maintenant une grande importance au pluralisme. Les règles de l'État ne sont plus considérées comme l'unique source des normes juridiques ou sociales: outre les traditions propres aux peuples autochtones, les règles professionnelles, religieuses, culturelles ou même de voisinage sont désormais considérées comme un élément fondamental du droit. Ici l'expérience acquise en anthropologie a rétroagi sur l'analyse des sociétés occidentales.
Depuis une bonne dizaine d'années, les revues juridiques québécoises publient régulièrement des textes d'histoire du droit ou de théorie juridique au sens large. Quelle est la place du droit comparé dans tout ceci? Un examen sommaire de quelques tables des matières depuis 1968 montre que s'il y a eu régulièrement des textes sur le droit étranger, les exercices de comparaison étaient beaucoup plus rares. À cet égard, la mise en parallèle du droit civil québécois et de la common law canadienne ou du droit civil français ne prêtent peut-être pas suffisamment attention au contexte socio-juridique dans lequel opèrent les règles examinées. En outre, les études de simple droit positif demeurent largement majoritaires. Certes, un titre d'article peu dissimuler une comparaison éclairante entre deux systèmes ou une réflexion théorique poussée. C'est pourquoi je n'ai pas tenté de calculer des pourcentages qui seraient tributaires d'une classification extrêmement subjective. En ce qui concerne l'enseignement, les cours qui ne portent pas sur le droit positif semblent demeurer minoritaires dans les différents programmes et être peu fréquentés s'ils sont optionnels. Toutefois, l'étude de la professeure Louise Langevin montre que le droit comparé est abordé dans le cadre de certains cours obligatoires.
Il ne faudrait pas croire pourtant que le droit comparé soit demeuré indifférent aux nouveaux courants de pensée qui traversent les facultés de droit. Bien au contraire, au cours de la dernière décennie, les acquis du pluralisme et de la sociologie ont été repris par les comparatistes. Aux États-Unis, une conférence tenue en 1996 à l'Université de l'Utah cherchaient à définir de nouvelles approches en droit comparé; en effet, plusieurs participants estimaient que la conception traditionnelle de cette discipline était dépassée. Les thèmes retenus incluaient les peuples autochtones, le droit coutumier, la dichotomie entre le droit occidental et non-occidental et l'analyse comparative du féminisme juridique («Comparative Legal Feminism»). Le professeur Mattei a également publié un ouvrage intitulé Comparative Law and Econmics, une combinaison assez inusitée mais particulièrement logique. En France, le professeur Étienne Picard estime que le droit comparé permet de révéler l'existence de concepts fondamentaux qui sont en quelque sorte inhérents à la démarche juridique, même si leur violation n'est pas sanctionnée. Pour lui, «le droit n'est pas essentiellement national : il s'incarne nécessairement dans des formes nationales ou dans des cultures particulières, mais les formes qu'il revêt au sein de ces cultures y compris la nôtre, n'épuisent ni son existence ni son essence». Nous touchons ici du doigt la normativité juridique qui préoccupe tant la théorie juridique.
Quelques exemples québécois récents illustrent cette nouvelle orientation. Le professeur Patrick Glenn a rédigé un magistral ouvrage sur les traditions juridiques du monde. Il y décrit une conception autochtone de l'univers, dite chthonienne, qui englobe aussi bien les Amérindiens que la culture des peuples «barbares» vivant sur le territoire de la France au Ve siècle après Jésus-Christ ou celle des anglo-saxons du XIe siècle. Pour sa part, Pierre Legrand postule l'incommensurabilité du droit civil et de la common law; il invite en outre les comparatistes à «faire de la différence le Grundwort de la comparaison des droits». Daniel Jutras et Nicholas Kasirer nous invitent à réfléchir sur l'existence d'une norme unique exprimée dans des langues et des traditions juridiques différentes; pour le professeur Jutras «le droit comparé est nécessairement pluraliste, et le pluralisme juridique ne peut être que comparatif». Bref le droit comparé est en train de faire sien certains acquis des nouvelles perspectives critiques. Peut-être faut-il espérer que les chercheurs de ces diverses mouvances testent leurs hypothèses sur d'autres systèmes juridiques que le leur. Idéalement, tous les juristes devraient intégrer une dimension historique, philosophique, sociologique, anthropologique, économique, féministe ou identitaire à leurs travaux. À titre d'illustration, je peux citer un article remarquable de John Fabian Witt paru dans la Revue de droit de Harvard de 2000. L'auteur y examine la création au XIXe siècle par des associations de travailleurs de systèmes autogérés d'assurance contre les accidents du travail. Il fait appel tant à l'analyse économique du droit qu'à l'évolution qu'a connue ce secteur du droit en Europe.
Dans un avenir prévisible, il est cependant à craindre que les champs de spécialisation demeure tout aussi étanches que les systèmes étatiques. Je ne serai donc pas surpris que nous soyons appelés pour longtemps encore à comparer le droit comparé et les autres écoles de la pensée juridique, ce qui nous permettra de nous réunir à nouveau dans un cadre agréable lors d'un prochain colloque.